2010 : Année Chopin - Film sur Gainsbourg publié le 22/02/2010

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Serge Gainsbourg, portrait d’un pilleur de haut vol

Par Nathalie Krafft | Journaliste | 25/10/2008 | Article


Puisant thèmes et mélodies chez Chopin ou Dvorak, il a su comme personne accommoder classique et « art mineur ». Extraits.

Il aurait eu 80 ans cette année. Une expo à Paris à la Cité de la Musique, une autre à Lille, racontent cet esthète touche à tout et tour à tour peintre, pianiste, pyromane, chanteur, acteur, écrivain, cinéaste magnifique qui a écrit ses plus belles chansons en se souvenant de Brahms, Chopin, Grieg ou Dvorak. Et des femmes, bien entendu.

1958. Interview publiée avec le premier disque de Serge Gainsbourg, « Du Chant à la Une ! » où figure « Le poinçonneur des lilas » :

- Si vous n’aviez pas été vous, qui auriez-vous aimé être ?
- Le marquis de Sade (réponse immédiate). Robinson Crusoé (après réflexion).
- Votre phrase préférée de Baudelaire ?
- L’étrangeté est une des parties intégrantes du beau.
- Sur une île déserte vous emporteriez…
- 7 livres : « Une vieille maîtresse » de Barbey d’Aurevilly, les poésies de Catulle, « Don Quichotte » de Cervantès, « Adolphe » de Benjamin Constant, « Les Contes fantastiques » de Poe, les contes de Grimm et de Perrault.
- 5 disques : Schönberg, Bartok, Johnnie Ray, Stan Kenton, Ray Conniff.
- 5 femmes : Mélisande, Ophélie, Peau d’âne, une manucure, Vivien Leigh. Et un blue-jean.

Tout est là : la provoc, les femmes, la musique classique (pas la plus facile). Et le blue jean…

Frédéric Chopin côtoie Sid Vicious sur un Steinway

Sur son Steinway, quelques années plus tard, un portrait de Frédéric Chopin côtoiera une photo de Sid Vicious. D’un côté, le plus romantique des compositeurs romantiques, de l’autre le plus punk des musiciens punks. D’un côté, la tradition et les exigences de la musique classique représentées par le piano et Chopin, de l’autre, la dérision, la rebellion, l’autodestruction, avec Sid Vicious, le bassiste des Sex Pistols mort à 22 ans d’une overdose d’héroïne.

Chopin, dont il s’est servi pour au moins trois chansons :

* « Lemon incest » (1984, chanté par Charlotte et Serge), c’est l’« Etude n°3 op.10 »
* « Dépression au dessus du jardin » (chanté par Catherine Deneuve), c’est l’« Etude en fa mineur n°10 »
* « Jane B » (1969, chanté par Jane Birkin), c’est le « Prélude pour piano n°4 en mi mineur »

Ecoutons ce qu’a fait Gainsbourg de l’original :

« Jane B », Jane Birkin

Chopin - « Prélude pour piano n°4 ». Nikolai Lugansky, piano

Rue Chaptal, chez les Ginsburg, le petit Lucien, né en 1928, entend sur le phonographe de la maison des disques de Stravinsky, Bartok, Berg, Debussy, Chostakovitch, Prokofiev, et bien sûr, Chopin…

Son père, Joseph, qui vit en France depuis qu’il a fui la Crimée avec sa mère, est pianiste et peintre. C’est ce que deviendra exactement Lucien Ginsburg, une fois qu’il sera Serge Gainsbourg. Serge, parce que ça fait « russe ». Un « a » et un « o » rajoutés à son nom, en souvenir de tous ses profs du lycée qui ont écorché son patronyme.

Une symphonie pour rompre avec Brigitte Bardot

Ecoute-t-il alors la « Symphonie n°9 dite du Nouveau Monde » de Dvorak ? En tout cas c’est le thème du premier mouvement que l’on entend dans « Initials BB » (1968), la chanson qu’il écrit lors de sa rupture avec Brigitte Bardot (le thème survient au bout de deux minutes) :

Initials BB, Serge Gainsbourg

Dvorak - « Symphonie du Nouveau Monde » (1er mouvement), Orchestre Philharmonique tchèque, Vaclav Talich (chef d’orchestre)

Il s’ennuie au lycée ; son père l’inscrit à l’Académie Montmartre que dirige Fernand Léger (Lucien, qui le déteste, l’appelle le lourd…). Il passe ses journées au Louvre à copier des tableaux de maîtres. Puis c’est la guerre, l’exode à Limoges. De retour à Paris, il entre aux Beaux Arts, tout en suivant des cours de solfège et d’harmonie à l’Ecole normale de musique Alfred Cortot. La nuit, il joue du piano dans les bars.

En 1953, il jette ses pinceaux et détruit toutes ses toiles : il ne sera pas peintre, il s’en sent incapable.

« Un soir, j’encaisse Boris Vian, blême sous les projos »

« Un soir, au Milord, je vois Boris Vian. J’encaisse ce mec, blême sous les projos, balançant des textes ultra-agressifs devant un public sidéré. Ce soir-là, j’en ai pris plein la gueule. C’est en l’entendant que je me suis dit : “Je peux faire quelque chose dans cet art mineur”… »

Serge Gainsbourg par Stan Wiezniak (Stan Wiezniak)

Cet art mineur, il a su l’accommoder comme personne avec l’art majeur, puisant thèmes et mélodies dans la musique classique. « Lost song » (1987, chanté par Birkin) emprunte à la « Chanson de Solveig » d’Edvard Grieg ; « Charlotte forever » (1986, chanté par Charlotte et Serge), c’est l’« Andantino pour piano n°5 » de Khatchaturian ; « Requiem pour un con » (Serge, 1968) pique le finale de la « Symphonie du Nouveau Monde » de Dvorak ; « Baby alone in Babylone », nouvelle chanson de rupture, cette fois avec Jane Birkin, c’est le 3ème mouvement de la « Troisième symphonie » de Brahms…

Baby Alone in Babylone, Jane Birkin

Brahms - Symphonie n°3 (3e mouvement). Orchestre philharmonique de Berlin, Wilhelm Furtwängler (chef d’orchestre)

Un sens du rythme incroyable, un sens du mot prodigieux, un sens du collage et du pastiche ébouriffant : le texte d’« Initials BB », c’est « Le Corbeau » (1845), un poème d’Edgar Poe revu et corrigé par Serge Gainsbourg. Le tout sur la « Symphonie du Nouveau Monde » de Dvorak. Et cela sonne comme du Gainsbourg. En réalité, c’est du Gainsbourg.

Comment aurait-il pu le savoir, écrasé qu’il était par ses maîtres « majeurs », ici Poe et Dvorak, alors qu’il se pensait « mineur » ? Comment n’aurait-il pas été perdu dans le dédale protéiforme de ses talents ?

De tout ça, il est mort, à 63 ans, en 1991. Dans un nuage de fumée.