Ida Grinspan, des enseignants du Châtelleraudais se souviennent… publié le 27/09/2018

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Voici dix ans qu’Ida Grinspan, déportée rescapée d’Auschwitz, intervenait chaque année auprès des classes de troisième des collèges George Sand de Châtellerault, Maurice Bedel de Saint-Gervais-les-trois-clochers et Camille Guérin de Vouneuil-sur-Vienne. En hommage à tout ce qu’Ida a apporté aux élèves par son témoignage.
Si l’on additionne les témoignages qu’Ida Grinspan a réalisés dans nos trois établissements ces dix dernières années, ce sont plus de mille élèves qui ont été, grâce à elle, sensibilisés à l’histoire et à la mémoire de la Shoah.
Drôle d’endroit pour une rencontre…
En 2007, dans le cadre d’un projet transdisciplinaire Lettres-Histoire, Convoi 62 pour Pitchipoï, financé par le Mémorial de la Shoah et le Conseil Général de la Vienne, une classe du collège George Sand suivait les pas de Sonia et Robert Goldenberg, déportés et morts à Auschwitz en 1943. Roland Gaillon, né Goldenberg en 1938, médecin retraité de Châtellerault, avait choisi de se rendre sur ce lieu de mise à mort pour la première fois, en compagnie de nos élèves. A l’aéroport de Beauvais, nous avions tous rencontré Ida Grinspan. D’emblée, cette petite dame, alors âgée de 78 ans, avait serré la main de Roland Gaillon en lui servant un trait de son humour si particulier : « Ah bon, vous étiez un enfant caché, vous aussi ? Eh bien, vous étiez mieux caché que moi, parce que moi, les gendarmes m’ont trouvée ! »

Une petite grande dame
C’est d’Ida que nous voudrions parler, l’Ida que nous avons connue, et que nous souhaiterions remercier pour sa détermination à transmettre, à raconter son histoire, « pour que jamais les hommes n’oublient ce que des hommes ont pu faire à d’autres hommes. »
Ida ne ressemblait pas à l’idée que chacun se fait d’une rescapée des camps nazis. Ida, en effet, ne correspondait pas à l’image qu’on se fait du survivant : sans doute inconsciemment, on attend le survivant tragique, douloureux, encore ébahi de survivre. Coquette, hyper connectée, (Ida changeait de téléphone portable tous les ans et insistait sur l’urgence de maîtriser les nouvelles technologies de communication), souriante, pétillante : les élèves admiraient son éternelle jeunesse. Ils ne la croyaient pas quand elle disait son âge, après une petite moue coquette : « Voyons, on ne demande pas son âge à une dame… »
Un témoin à l’écoute d’un public jeune
Son récit était vivant, incarné, Ida savait protéger les élèves du côté morbide de son témoignage : ni la violence des coups reçus par les SS ou les Kapos, ni la peur de la mort n’étaient érigés en sujets de lamentations pendant ses conférences. Ida Grinspan pouvait tenir en haleine un jeune public d’adolescents de troisième, de jeunes lycéens, sans élever le ton : elle était bienveillante. Ce qui importait, pour elle, n’était peut-être pas tant le récit de l’horreur des camps d’extermination, mais plutôt la valeur d’exemple de son expérience concentrationnaire. Nos élèves voyaient en elle une dame que l’Histoire avait plongée dans l’enfer à 14 ans et dont elle avait su sortir. Leur sentiment, à la fin des conférences d’Ida, était invariablement le respect. Ida savait trouver les mots pour ces jeunes, sans pathos : son visage, grave, pouvait s’illuminer tout à coup, à l’occasion d’une blague : « Les soldats russes qui nous ont libérés, à Auschwitz, étaient quand même nettement moins beaux que les soldats américains, plus grands, plus virils, qui nous avaient découverts quelques jours auparavant ! » Et son rire gagnait alors la salle.
Ida se nourrissait de la relation aux élèves, de cette énergie que ça lui donnait. Elle montrait son tatouage de bon cœur, elle répétait inlassablement la même réponse à la même question : pour les élèves. Elle s’est éteinte, est-ce étonnant ? au moment où il lui est devenu difficile de témoigner devant les élèves, après une opération de la cataracte. Ces derniers mois, elle ne pouvait plus témoigner autrement que par visio-conférences, or, ce qu’elle préférait dans ses conférences, avant son opération, c’étaient les cinq dernières minutes, quand les élèves se pressaient à sa table pour la remercier, demander une dédicace de son livre J’ai pas pleuré : là, elle était heureuse !
Un élève s’est un jour exclamé : « Non, m’sieur, on va voir Ida Grinspan ? Mais elle a 80 ans, c’est la mort, on va s’ennuyer !!!!!! » Et puis non : parce qu’Ida séduisait les adolescents par son discours encore jeune, elle aimait tchater, raconter des blagues juives, elle était plus souvent au contact des collégiens et lycéens qu’au contact des « petites vieilles de son quartier », comme elle disait.
Ida disait ne pas avoir construit son récit de témoin comme une thérapie, mais pour les élèves eux-mêmes. Invitée une vingtaine d’années auparavant à témoigner à Auschwitz pour des collégiens et lycéens, Ida n’avait accepté qu’après avoir compris que son témoignage serait utile à ces jeunes : elle avait en effet leur âge au moment où elle avait été déportée. Dans un petit carnet, Ida notait les réactions des élèves, le degré d’implication de chaque classe lors de son témoignage : sa relation aux jeunes était l’essentiel, elle construisait son témoignage pour leur être utile.

« On est allé à Auschwitz ensemble, ça rapproche ! »
Pour nous, enseignants de Lettres et d’Histoire, Ida aura été une formidable alliée pour enseigner la Shoah auprès de nos élèves, de quelque origine sociale, ethnique, religieuse qu’ils soient. Les élèves de la classe du collège George Sand qui ont eu la chance, en 2007, de visiter les camps d’Auschwitz et de Birkenau en sa présence se souviendront très certainement à jamais du visage d’Ida, de sa voix, de son regard.
« On est allés à Auschwitz ensemble, nous disait Ida pour plaisanter, ça rapproche ! » Gageons que nos élèves auront gardé pour Ida un sentiment tout particulier, eux aussi.
Quand elle témoignait, lors de ses conférences, Ida était là, parmi nous, par amitié, pour les élèves de notre collège : elle était bien loin de sa capitale… Pas question pour elle de revivre Auschwitz quand elle racontait : elle se concentrait, elle fronçait le sourcil, mais à aucun moment elle n’était submergée par l’émotion : les faits étaient passés, lointains, et Ida possédait une force de vie extraordinaire. Une belle leçon pour nous qui l’écoutions toujours avec plaisir ! L’émotion était pour nous…
Et à chaque fin de conférence, Ida venait vers nous « C’était bien ? Vos élèves étaient sages ! Ils ont posé de très bonnes questions ! » avant de se réjouir du dîner organisé en son honneur au restaurant : là, Ida racontait, racontait, plaisantait ; elle était une convive drôle, gaie, pétillante, et nous nous pressions pour avoir la chance d’être assis au plus près d’elle… Pour ne manquer aucune blague juive (Ida ne se lassait pas de nous en raconter de nouvelles à chaque dîner), et pour le plaisir, parfois, de l’entendre taquiner un serveur quand il avait la maladresse involontaire de lui servir une verrine de rutabagas : « Ah non, jeune homme, veuillez rapporter ça en cuisine ! Les rutabagas, j’en ai assez mangé pendant la guerre ! ».
L’urgence du passeur de mémoire
Elle a toujours dit qu’elle avait de la chance, elle pouvait le répéter plusieurs fois par témoignage. « J’ai eu de la chance de rentrer dans le camp » : les élèves ne comprenaient pas quand Ida parlait de « chance » en évoquant sa déportation. Ce n’était pas de l’humour, mais un constat : la chance n’est pas d’avoir été déportée, mais de ne pas être montée dans un camion en direction de la chambre à gaz.
Un jour, un élève a comptabilisé quinze occurrences de la phrase « J’ai eu de la chance », au cours du témoignage d’Ida. Mieux qu’une leçon d’Histoire ou de philosophie… A la Libération, Ida n’a retrouvé ni sa mère, ni son père, tous deux morts en déportation, et il lui a fallu construire sa vie, renoncer à ses rêves. « Tu fais le métier que j’aurais voulu faire : institutrice », nous confiait-elle un jour. A l’écouter, nos élèves apprenaient que même du plus terrible de l’enfer, un homme, une femme peut se relever : Ida enseignait, en l’incarnant, la force de vie.
Ida était là pour raconter, transmettre un message : ses derniers mots, pour conclure chaque conférence, étaient pour la vigilance, pour la prise de conscience des dérives d’un état totalitaire. Pour le danger de l’oubli de l’Histoire.
Impressions d’élèves
Voici ce qu’écrivaient des élèves du collège George Sand de Châtellerault à l’issue d’une conférence d’Ida :
Durant cette rencontre, Ida nous a raconté sa vie d’enfant juive réfugiée non loin de Niort, et son arrestation par les gendarmes français, son transfert vers une destination inconnue, dans des wagons à bestiaux et l’arrivée à Auschwitz. Elle a également conté les conditions de survie à Auschwitz, ainsi que son retour de déportation. Et elle précise, ainsi que le mentionne le titre de son autobiographie, qu’elle n’a pas pleuré. Son témoignage a été vraiment émouvant car ce qu’elle a vécu est vraiment horrible et touchant. Mais pourtant, tout au long de son témoignage, elle a été souriante, malgré tous les mauvais souvenirs qu’elle a racontés, c’est vraiment une ” Dame courageuse “.
Durant toute la séance, tous les élèves de notre classe ont été attentifs car ce qu’elle nous a raconté était à la fois émouvant et passionnant. Ça reste une très belle rencontre…
Imène
Ida Grinspan nous a expliqué comment s’étaient déroulées les rafles, son entrée dans le camp, les atrocités auxquelles elle (et tous les Juifs) étaient confrontés.
Je l’écoutais vraiment attentivement et j’ai été vraiment touchée quand elle parlait de quand sa mère avait été déportée à Auschwitz parce que je m’imaginais à sa place et je n’aurais jamais pu être aussi forte qu’elle l’a été …
Au cours de la conférence, je l’ai dessinée et elle avait l’air très contente lorsque je lui ai fait voir le résultat, elle était très souriante. Elle a signé mon dessin.
Wassila
Ida Grinspan nous a raconté son histoire avec émotion, de la tristesse, mais aussi de l’humour. Elle a glissé à travers son discours des phrases qui ont fait redescendre l’émotion. Ces phrases nous ont bien faire rire : “Les Américains nous ont passé du chocolat, mais ce n’était pas du Lindt”.
Nous avons pu parler et rire avec elle. Ida a une joie de vivre énorme, elle n’a jamais baissé les bras. Merci à Ida Grinspan de nous avoir fait partager son histoire avec tant d’émotion.
Alyssia.
J’ai pas pleuré, écrit en 2003 par Ida Grinspan en collaboration avec Bertrand Poirot-Delpech, est un roman autobiographique dans lequel Ida Grinspan narre une période importante de sa vie. Elle y raconte son combat, la survie d’une jeune juive française pendant la seconde Guerre Mondiale, une jeune fille qui fut chanceuse dans son grand malheur. A travers des anecdotes, elle raconte ce qu’elle a enduré, ses craintes, ses peines, ses pensées d’une maturité remarquable pour son jeune âge -à l’époque. Avec justesse et sans exagérations, on voit la guerre avec un autre regard.
J’ai lu ce livre qui est raconté de telle sorte qu’on peut vraiment se mettre à la place d’Ida. On ne peut s’empêcher d’envier son courage sans bornes, très peu auraient su faire face à l’indicible qu’elle nous raconte.
Océane.L
Quand Ida répondait aux questions des élèves du collège Camille Guérin de Vouneuil-sur-Vienne
Comment vit-on après Auschwitz ?
Ida : On ne vit pas après Auschwitz, on vit avec Auschwitz ».
Pouvez-vous pardonner aux allemands ?
Ida : Pardonner aux allemands ? Aux nazis ? Attention à ne pas faire l’amalgame, il y a eu des résistants parmi les allemands. Les Nazis nous ont-ils, eux, demandé pardon ? Non. J’attends que l’on me demande pardon.
Que ressentez-vous quand vous retournez à Auschwitz pour témoigner ?
Ida : Birkenau est le plus grand cimetière du monde. Un cimetière sans sépultures. Et c’est là que sont morts mes parents. Y retourner est troublant.
Regrettez-vous quelque chose ?
Ida : Pendant mon arrestation, un gendarme a dit « quel sale boulot » : je n’ai pas eu le réflexe de lui répondre : « alors, pourquoi le faites-vous ? »
Combien de temps vous a-t-il fallu pour réaliser que vous étiez dans un camp d’extermination ?
Ida : J‘ai réalisé peu de temps après mon arrivée au camp que c’était des êtres humains que l’on brûlait dans les fours crématoires car la fumée des fours revenait sur nous pendant les appels … Comme je n’avais pas de famille dans le camp, j’ai pu admettre vite que nos compagnons de voyage avaient fini dans les fours crématoires.
Que se passe-t-il quand vous arrivez à Auschwitz ?
Ida : Quand on arrive, on nous fait entrer dans une baraque à deux ouvertures : d’un côté, vous entrez, de l’autre, vous sortez. Vous venez de France, un pays civilisé, vous venez de la liberté. Puis on vous ordonne de vous déshabiller, on vous fait peur, on vous rase, on vous tatoue, on vous donne une étoile jaune. Quand vous sortez par l’autre ouverture de la baraque, vous êtes un numéro de matricule, vous avez perdu votre identité, votre féminité, votre humanité : la soupe, c’est une gamelle pour cinq, qu’il faut laper en l’absence de cuillère.
Combien de survivants dans votre convoi ?
Ida : Notre convoi comptait 1500 déportés. En 1945, à la libération du camp, 59 avaient survécu.
Vous sentez-vous juive ?
Ida : On aurait pu me baptiser, cela aurait été pareil : je me sentirais juive. Cela n’aurait rien changé.
Qu’est-ce qui vous a permis de tenir, dans le camp ?
Ida : Je ne sais pas. J’ai été internée onze mois, avec la seule ration du camp, pas de privilèges. La chance a toujours été là, et j’ai toujours été une battante. On n’a pas donné à tout le monde la chance de survivre, il faut le dire. Au camp, nous étions des sursitaires, certains mouraient de fatigue, de faim, de maladie, des sélections…
Quels travaux vous a-t-on fait faire, à Auschwitz ?
Ida : J’ai été successivement dans un kommando de pierres dans un chantier : un travail absurde car harassant et inutile puisqu’on déplaçait des pierres un jour pour les replacer le lendemain. Un kommando de tri de pommes de terre, qu’on n’a jamais mangées ! Un kommando dans une usine d’armement, où on avait moins froid (le froid était notre pire ennemi), et où des détenues françaises nous ont appris que la guerre finissait et que « l’Allemagne était foutue ».
Comment vit-on après Auschwitz ? Avec un tatouage ?
Ida : Mon tatouage, mon numéro de matricule, je ne le vois pas, je ne le regarde pas : de toutes façons, on ne vit pas après Auschwitz, on vit avec Auschwitz. A chaque instant un flash peut me revenir : quand je croise une fille trop maigre, je me dis encore « tiens, celle-là, elle n’aurait pas passé la sélection ». Quand je vois des gens se comporter en égoïstes, de façon brutale, je me demande s’ils auraient su, à Auschwitz, rester dignes et se montrer solidaires.
Votre réaction après la Libération ?
Ida : J’étais dans l’avion qui nous rapatriait en France, quand on nous a dit qu’on survolait la France, on a senti la libération, vraiment : c’est une sensation que je n’oublierai pas, même si je vis 120 ans !
Un regret ?
Ida : Je n’ai pas pu faire d’études. Pour notre génération, on n’avait rien prévu, seulement pour ceux qui passaient le bac. Alors, j’ai fait un métier qui ne me plaisait pas. J’ai fait de la confection.

Catherine Boildieu-Colin, Ivan Colin, professeurs d’Histoire, Agnès Dibot, professeur de Lettres.