Prix littéraire du lycée Marguerite de Valois publié le 28/04/2016  - mis à jour le 03/05/2016

Le lycée Marguerite de Valois organise pour la cinquième fois un concours de nouvelles ouvert aux collégiens et aux lycéens. Son objectif est à la fois de valoriser la créativité des élèves et de rendre hommage à l’écrivain Marguerite de Valois.
Les "nouvellistes" doivent intégrer à leur récit mettant en scène un personnage féminin humaniste, une citation de l’heptaméron : "On donne son opinion selon sa condition".
Voici par exemple une nouvelle d’une élève de 3èmeE : J’aurais voulu lui dire.




J’aurais voulu lui dire.


Depuis toujours, je travaillais pour Monsieur Tanner. Il a échangé mon père et ma mère au responsable d’un atelier de textile en Caroline du Sud. Je passe des heures à nettoyer son immense propriété, tout doit être parfait. Le moindre faux pas, le moindre petit détail oublié est sévèrement réprimé. Cela faisait maintenant 20 ans que mon quotidien se résumait à servir la famille Tanner. Devant lui, nous devons nous incliner, accepter, ne jamais contredire, anticiper les envies du patron, subir ses colères et ses caprices sans lever le petit doigt. Nous sommes, nous les nègres, ce que les blancs veulent que nous soyons. Quand la chance est avec nous, nous sommes leurs confidents, nous remplaçons provisoirement leurs amis, nous sommes leur réconfort. Seulement parfois, la chance nous tourne le dos et nous devons porter le poids de leur colère sur nos épaules. Quand il y a un problème, c’est forcément notre faute, nous ne sommes pas des serviteurs assez compétents. C’est toujours pratique pour quelqu’un d’avoir un bouc émissaire sur qui déverser ses frustrations.

Un jour, alors que je n’avais encore achevé le nettoyage des cuisines, on me fit appeler au bureau de Monsieur Tanner. Je n’avais aucune idée de ce qui m’attendait, mais je savais qu’il était impulsif. La veille, Emily, qui travaille avec moi, prenait en charge la réception des collaborateurs de notre patron. Elle était malade, et malgré tous ses efforts, n’a pas pu s’empêcher de tousser. De tousser, tout simplement. Malheureusement, c’était un acte d’impolitesse. Le plus âgé des hommes en costume prit un air condescendant et lui jeta au visage« Tu n’as pas honte de te comporter si mal en présence de gens importants ? Je me demande pourquoi tu n’es pas déjà renvoyée. » d’un ton dédaigneux. Avec un mépris insoutenable, il lui gifla la joue. Le bruit de la claque a résonné dans le hall de pierre. Elle avait juste toussé. Je ne supportais pas cette soumission. L’homme le remarqua, sur un ton de défi, il me regarda droit dans les yeux. Je soutins son regard. La tête haute, j’ai tourné les talons, entraînant Emily avec moi.
J’avais commis une impertinence moi aussi. M. Tanner me faisait-il appeler pour me renvoyer ? Emily avait-elle été sanctionnée ? A quelle sauce allais-je être mangée ? Je me demandais bien ce qu’il me voulait.
J’ai monté les escaliers et me suis rendue à la porte de son bureau, mon cœur battait tellement fort qu’il aurait pu briser mes côtes. Mais il fallait affronter les choses en face, alors je rassemblai mon courage et frappai à la porte.
A ma grande surprise, je trouvai M. Tanner avachi sur son fauteuil, le regard vide, l’air presque désespéré. J’attendais qu’il parle, mais le silence régnait dans la salle. J’engageai donc la conversation :
« Tout va bien Monsieur ? 
L’air inexpressif, il attendit un instant, comme si la moindre respiration lui était un effort .
 Vous n’avez jamais eu l’impression que le monde s’écroulait autour de vous ?
 Non Monsieur.
(Après tout, que pouvais-je répondre d’autre ?)
Quelque chose ne va pas ?
 J’’échoue tout ce que j’entreprends, rien ne me réussit...
 Pourtant Monsieur, votre famille, votre luxe ne sont-elles pas des preuves de votre réussite ? Votre réunion s’est-elle passée comme vous le souhaitiez ?
 Non, hélas, mes collaborateurs doutent de ma fiabilité. C’est comme si ma vie avait perdu son sens, je ne sais plus que faire, où aller, ni vers qui me tourner.
 Dans ce cas Monsieur, si votre vie perd son sens, retournez vers ceux que vous aimez, ils sauront vous soutenir et vous orienter. Ce sont eux qui vous connaissent le mieux, ne perdez pas les fondations de votre existence, sans elles, vous vous écroulerez.
 Vous avez peut-être raison... Et vous ? Votre vie a-t-elle a un sens ? »

Ma vie ? Avoir un sens ? Mais lequel à part passer ma journée à me faire mener par le bout du nez par une famille de blancs qui me traitent comme une esclave ?
J’aurais voulu lui dire que je subissais les regards presque dégoûtés des passants quand je marchais dans la rue.
J’aurais voulu lui dire que je ne comprenais pas pourquoi lui pouvait voter, et pas moi.
J’aurais voulu lui dire que ma vie n’était qu’injustice et soumission.
J’aurais voulu lui dire que dignité, respect et égalité ne m’étaient pas accordés.
Ceci dit, ou moins ma vie, elle, avait un sens. Faire changer les choses. Un jour nous nous battrons pour nos libertés, et je prendrai les armes moi aussi
J’aurais aussi voulu lui dire que je vivais dans l’oppression, que contrairement à lui, je craignais sans arrêt d’être insultée, injuriée, voire même battue.
Un soir, alors que j’étais sortie poster une lettre pour M. Tanner, j’ai vu de loin des silhouettes blanches s’approcher. Leurs capuches pointues protégeaient leur anonymat. Des cris de détresse retentissaient déjà, comme si l’on pouvait sentir l’odeur de la haine à des kilomètres à la ronde. Je ne savais pas ce qui se passait, mais savoir était inutile, mon instinct prit le dessus. Je n’ai rien contrôlé. Mes jambes couraient déjà quand je me suis demandée où j’allais fuir. Finalement, cette haine se propageait plus vite que je ne le pensais. Je ne sais pas comment c’est arrivé. D’un coup, je ne voyais plus aucune lueur de la lune. Autour de moi, tout n’était que lâcheté et colère. Je ne comprenais plus rien. Je voyais devant moi la grande croix de flammes, sans saisir ce que Dieu avait à voir avec cette histoire. Le monde s’écroula autour de moi, il n’était que cris, sang et douleur. On m’a jetée par terre. Comme un parasite, on voulait me faire disparaître, m’écraser jusqu’à ce que mon corps cède sous leurs coups. Mais à la différence d’un cafard, je suscitais en plus de la crainte et du dégoût, l’envie de vengeance d’un crime incommis. Leurs coups explosaient dans mon ventre et dans mon dos. Les rires narquois que j’entendais me dénigraient tellement qu’ils m’auraient presque fait oublier la douleur de leurs pieds qui s’écrasaient contre mon misérable corps noir. Une autre blessure s’était ouverte, mais celle-là, c’est mon esprit qu’elle frappa encore plus fort. Il y avait un trou, un vide. Un quelque chose qui venait de détruire mon existence. Comment pouvais-je vivre sur cette Terre, où l’on me considère comme fugitive ? Pourquoi avions-nous cette « place » dans la société ? Et enfin, pourquoi nous ? Pourquoi la peau noire serait-elle à l’origine de tant de haine ? Pourquoi ce besoin de tuer, de frapper, d’insulter qui que ce soit ? Je crains hélas ne jamais trouver de réponse à cette question si simple pourtant.
Je n’avais plus la force de me lever, plus la force de résister, ni même la force de hurler. On dit souvent qu’avant de mourir, la vie défile devant nos yeux. Pour moi ce fut l’inverse. J’étais aveuglée par la violence de la scène, et les seuls mots que je revoyais sans cesse étaient « haine, lâcheté, injustice et incompréhension ».
Je ne sais pas comment s’est arrivé. Mais pourtant, au moment où je voyais tout espoir de vivre voler en éclats, un nouveau sentiment s’empara de moi. L’oppression du vacarme m’empêchait de réfléchir, mais cette nouvelle volonté était plus forte encore que la soif de sang de mes agresseurs.
Un homme fut projeté violemment à terre, face à mon visage. J’entendis le fracas de sa tête contre le sol. Nos regards étaient si puissants que chacun aurait pu lire dans les pensées de l’autre. Ses yeux écarquillés montraient sa plus grande terreur. Mes yeux mi-clos montraient sûrement ma plus grande douleur, mon plus grand désespoir.
Il fallait changer ça. Nous refusions tous deux de mourir de cette manière, nous ne sommes pas nés pour nous laisser enlever la vie par des fous fanatiques. Je voulais l’aider. Dans le plus grand effort, je saisis son bras. Un élan de courage nous a portés tous les deux. Nous n’étions plus des proies mais des êtres Humains. Nous n’étions plus des nègres mais des Américains. Les liens étaient si forts que l’un faisait la puissance de l’autre. Alors, dans une ultime tentative, nous avons parcouru la courte distance qui nous séparait du lac. Nous nous sommes hissés l’un après l’autre vers la petite colline qui l’entourait. Nous nous sommes laissés glisser jusqu’en bas de la pente, l’eau à nos pieds.
Un rideau noir s’est créé autour de moi. L’obscurité envahissait mon corps, certes, mais mon cœur encore plus. Mes dernières images furent un regard malsain, entouré d’un épais tissu blanc, et le visage terrifié de ce petit garçon, emmené par ce fanatique.
Je me suis endormie, sans oublier l’homme avec qui j’avais pu fuir. Il m’avait sauvé la vie, j’avais sauvé la sienne.

M. Tanner ajouta finalement :
« Que pensez-vous de votre quotidien ? Est-il satisfaisant ? »

J’aurais voulu lui dire tout cela, j’aurais voulu lui faire entendre que me vie n’était pas si belle que je le prétendais.
Mais que voulez-vous, on donne son opinion selon sa condition, alors je lui assurai que la situation qu’il m’offrait me satisfaisait pleinement et que je n’avais rien à envier à la sienne.

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